Les entreprises suisses sont de plus en plus souvent la cible d’actionnaires dits activistes. Ces derniers tentent de faire entendre leur voix par le biais d’un large éventail de moyens, et exigent un dialogue direct entre la direction de l’entreprise et les actionnaires.
Si elles peuvent s’avérer extrêmement difficiles, de telles confrontations peuvent toutefois renforcer les droits de propriété tout en agissant positivement sur l’entreprise. En effet, elles offrent une opportunité unique de s’orienter davantage vers les intérêts des propriétaires et de développer une nouvelle compréhension du gouvernement d’entreprise.
On entend par activisme actionnarial la prise d’influence directe sur la direction de l’entreprise par des actionnaires non préposés à cette même direction. Bien qu’encore relativement récent en Suisse par rapport à ce qui se passe aux États-Unis, ce mouvement ne cesse de progresser dans notre pays. En effet, la propension des actionnaires à rejeter les propositions de vote du conseil d’administration (« CA »), notamment en matière d’élection ou de réélection de membres du conseil, de rémunération ou d’autres propositions stratégiques lors de l’Assemblée générale (« AG »), est toujours plus importante.
L’activisme – au nom des intérêts les plus variés
Parmi les activistes les plus importants, citons les fonds spéculatifs (hedge funds), attirés avant tout par des rendements supérieurs à la moyenne. Les investisseurs institutionnels orientés sur le long terme peuvent également suivre une approche activiste, en exigeant une gestion responsable de l’entreprise, en d’autres termes une bonne performance de leurs investissements, et en traduisant leur conception du gouvernement d’entreprise dans leurs votes lors des AG. Dernier point, mais non des moindres, cet activisme est matérialisé par des associations de défense des actionnaires telles qu’Ethos[1], qui exigent des activités de placement durables et un gouvernement d’entreprise garant sur le long terme des intérêts de la société dans son ensemble.
[1] Fondation suisse qui œuvre pour le développement durable
Objectifs – plus qu’un regard acéré
Nombreuses sont les raisons à pousser les actionnaires à passer à l’action:
- L’entreprise a pris du retard par rapport à ses concurrents, notamment en termes de dividendes.
- La valeur de marché de l’entreprise est inférieure à sa valeur comptable.
- Les réserves de liquidités de l’entreprise sont historiquement élevées comparé à la concurrence, et l’entreprise ne souhaite ni ajuster sa politique de dividende ni procéder à des rachats d’actions.
- La performance d’une division est nettement inférieure aux attentes.
- L’entreprise se voit confrontée à des questions relatives au gouvernement d’entreprise, notamment lorsqu’elle s’écarte trop des « meilleures pratiques » usuelles, par exemple en matière de rémunération.
Mesures – aller au bout des choses
Les actionnaires activistes disposent de toute une palette d’outils et de mesures afin de rallier à leur cause des représentants des droits de vote et d’influencer stratégiquement leur position. Dans un premier temps, ils recherchent souvent le dialogue avec la direction et le CA afin de trouver un consensus sur des points de revendication précis. Cette forme d’échange est très répandue en Suisse, bien que rien n’oblige la direction de l’entreprise et le CA à l’accepter. Les activistes peuvent également utiliser les médias traditionnels et sociaux pour initier les discussions. Ces canaux confèrent un caractère de campagne aux interventions, car ils intègrent et influencent l’opinion publique.
La lutte pour des propositions de résolution peut être menée directement à l’AG. En Suisse, chaque actionnaire inscrit au registre des actions à la date de référence a le droit de participer à l’AG et d’exercer son droit de vote. Il peut prendre position sur certains points à l’ordre du jour ou soumettre des contre-propositions. Le CA est tenu de traiter tous les actionnaires de manière égale. Cependant, l’utilité de telles méthodes est limitée car le processus de décision dans le cadre de l’AG se passe en amont, lors de la phase de préparation. Il est ainsi improbable que le discours d’un actionnaire – si convaincant soit-il – puisse modifier le résultat du vote des actionnaires lors de l’AG.
Les augmentations de participation sont un moyen efficace pour influencer des décisions stratégiques. Selon le Code des obligations suisse (CO), une hausse des participations entraîne une augmentation des droits et possibilités lors des prises de décision.
Enfin, certains activistes tentent d’influencer les décisions des actionnaires en contactant directement voire en collaborant avec des représentants institutionnels tels que Institutional Shareholder Services (ISS) ou encore Glass Lewis. Le recours à de tels prestataires peut rendre difficile pour un CA d’obtenir une majorité pour certains sujets soumis au vote.
En Suisse – une tendance à la hausse
Le nombre de campagnes activistes est relativement faible en Suisse, comparé à d’autres pays. Ce n’est pas pour autant que les actionnaires activistes ne font pas parler d’eux. Les cas suivants, qui ont marqué l’actualité récemment, mettent en avant les conséquences de telles campagnes et la portée des actions engagées:
- Fusion de Clariant et Huntsman : un petit groupe d’actionnaires activistes est parvenu à convaincre la direction et le CA de Clariant d’abandonner le projet de fusion avec Huntsman.
- Fusion d’Holcim et Lafarge : des actionnaires activistes ont contraint le CA de Holcim à mener de nouvelles négociations. Avec pour résultat, notamment, un meilleur rapport d’échange pour les actionnaires d’Holcim lors de la fusion avec Lafarge.
- Scission au sein de Credit Suisse : un hedge fund – qui ne possédait que 0,2 % des voix – a demandé la scission du Groupe Credit Suisse en trois unités indépendantes: banque d’investissement, gestion de fortune et gestion des actifs.
- Restructuration de Nestlé : dans une lettre ouverte adressée aux actionnaires, un hedge fund a promu activement la cession de la participation à hauteur de 23 % de Nestlé à L’Oréal, le rachat d’actions et la vente de branches non stratégiques. Deux jours seulement après la diffusion de la lettre, Nestlé annonçait un programme de rachat d’actions à hauteur de 20 milliards de francs. Nestlé a également répondu positivement à la demande d’intégrer dans son CA trois personnes externes à l’entreprise.
Recommandations – conduire les débats
Afin d’aborder les éventuelles demandes des actionnaires activistes de manière préventive et proactive, une entreprise doit communiquer sa stratégie ouvertement et présenter en toute transparence le succès résultant de la mise en œuvre de cette stratégie. Cela implique également la publication régulière des résultats et leur comparaison avec ceux des concurrents et du benchmark. Il convient en outre d’analyser et de surveiller les risques potentiels (tels que les divisions non rentables) de l’entreprise.
Si les voix des actionnaires s’élèvent, il convient de débattre de manière objective et factuelle des demandes des activistes. À cet effet, l’entreprise doit définir en amont une stratégie claire sur la manière dont elle souhaite mener les débats avec les groupes d’actionnaires et les représentants des droits de vote, ainsi que sur le degré d’intégration des membres du CA dans la procédure. Cette approche implique une compréhension nouvelle du gouvernement d’entreprise, davantage orientée vers les demandes des actionnaires et des associations de défense des actionnaires.
Cette compréhension fait actuellement l’objet de précisions au niveau européen. Ainsi, le projet récemment publié du « code allemand de gouvernement d’entreprise » remanié, fait référence directement et pour la première fois aux investisseurs institutionnels, parmi lesquels on trouve aussi des investisseurs activistes. La Commission conseille entre autres « aux membres des conseils de surveillance d’être disposés, dans des limites raisonnables, à mener un dialogue avec les investisseurs sur les thèmes spécifiques aux conseils de surveillance ».
Perspectives – l’engagement comme opportunité
Les campagnes des actionnaires activistes devraient à l’avenir se multiplier et gagner en intensité, non seulement à l’échelle internationale, mais également en Suisse. Les CA seront ainsi confrontés à des défis nouveaux. Ils devront réfléchir aux différentes interprétations possibles du principe de « bonne » gouvernance et, partant, aux questions sociales et sociopolitiques telles que l’équité des salaires ou la diversité de la composition des directions d’entreprise et des CA.
Même si ce dialogue se traduit par une surcharge de travail fastidieuse pour les membres du CA et de la direction, il pourra également profiter à toutes les parties. Car, par leur engagement, les actionnaires font état ouvertement de leurs préoccupations vis-à-vis de l’entreprise et exigent des perspectives claires en matière de gestion d’entreprise. Cette démarche leur permet de tester la diligence des membres du CA tout en mettant au jour le plan stratégique de l’entreprise. Le CA découvre les priorités et les doutes des actionnaires, et peut y répondre de manière adéquate. Vu sous cet angle, l’activisme actionnarial peut être considéré comme une opportunité de renforcer les droits de propriété et d’ajuster la ligne stratégique de l’entreprise.